Carnet de voyage à Taipei

Christian Bernapel et nos amis Chinois
Christian Bernapel et nos amis Chinois

Et là-bas, quelle heure est-il ?

Carnet de voyage à Taipei

« Nous nous blessons et nous affinons au contact des êtres » (Tchouang Tseu).

Ce mardi 28 février, journée nationale du souvenir (*) à Taiwan, la pluie n’a cessé de tomber. Au matin, la dernière visite au Maître était toute de douceur, d’écoute, de complicité.

Entre humour et souvenirs évoqués autour de la bonne chère et des vins de France jusqu’aux baisers sur les joues (« vous avez cette belle tradition en France et c’est tellement mieux que de se serrer la main ! ») à la séparation, nos échanges étaient empreints de sourires, de regards profonds et d’émotion.

Et puis il fut temps de se quitter…

… Atterrissage à Hong Kong quelques heures avant de conclure le voyage vers Taiwan, comme une longue méditation. Derriàre l’aile de l’avion, le soleil s’ébat dans la mer en reflets mordorés et scintillants : c’est au crépuscule que les couleurs se révèlent les plus profondes.

Sous les ombres et lumières de la fête des lanternes, ce 15 février 2006 je pris pied sur la « Belle Île », l’Ilha Formosa, baptisée si justement par les conquistadors portugais. Ce séjour sur la terre de notre école, je l’imaginais sous trois étoiles : celle du retour aux sources culturelles et initiatiques de la Chine mystérieuse et secrète ; celle des retrouvailles avec le maître que je pressentais émouvante ; celle de la rencontre avec ceux qui l’ont côtoyé de près ou de loin sur place, taiwanais et occidentaux.

Manuel Solnon et George Lin (Lin Chin-tai), mon « grand frère » Chinois m’ont accueilli chaleureusement à l’aéroport.

Taipei

Taiwan la belle, terre des dragons, des tigres et des phœnix qui envahit nos sens de ses couleurs chatoyantes ; ses odeurs infinies piquantes et suaves ; ses sons surprenants s’élevant du grondement de la ville, percée par un tintement de clochettes au détour d’un chemin dans la montagne ; sa cuisine savoureuse et foisonnante de mets raffinés, piquants, fumants, doux, colorés odorants ainsi que la douceur de la moiteur ambiante qui nourrit la peau et la rend toute… veloutée ! La gentillesse accueillante et naturelle des Taiwanais qui portent en eux le bonheur multiculturel et la conscience de bénéficier de la terre protectrice d’une île séparée du grand continent par la mer de Chine.

Taiwan est aussi terre d’énergie et de puissance traversée par les vents hurlants et sifflants des typhons et ébranlée par les redoutables soubresauts du grand dragon fouillant la terre et serpentant sous les montagnes qu’il déplace quand sa colère gronde. Terre de douceurs, bienfait de ses eaux thermales dans lesquelles on se plonge avec délectation enivré par les vapeurs soufrées d’abord surprenantes puis simplement odorantes quand on s’y abandonne. Délicatesse de ses thés multiples légers et puissants qui éclosent au printemps dans la montagne et se bonifient avec le temps qui passe, comme nos vins de terroir. Oolong et Puer se côtoient et se dégustent tour à tour au gré du jour et du soir avec le bonheur de leurs couleurs limpides qui varient du jaune pur au rouge profond. Variété des encens, aussi, aux multiples dosages de bois de santal ou d’aloès qui répandent dans l’espace leurs agiles serpents de fumée. Thé et encens éveillent nos sens assoupis et apportent leurs bienfaits à qui sait s’éveiller à leurs délicates subtilités.

Taipei, ville à la fois trépidante et sereine ou chacun respecte l’« autre ». Sagesse ou pragmatisme oriental dans lequel travail et loisirs n’ont pas de frontière et sont intégrés dans un même élan : celui de la vie.

Marcher dans la cité, découvrir au détour d’une rue un théâtre traditionnel où l’opéra Taiwanais répand à tue tête ses mélodies suaves et stridentes, cris et chuchotements, miaulements et grognements, aux oreilles et regards captivés des spectateurs et des passants. La scène est inondée de couleurs chatoyantes et une intrigue interminable à ne pas dormir debout (!) dans laquelle des guerriers redoutables charment les courtisanes timides et malicieuses à la barbe de leur père mandarin et de l’épouse indignée ou flattée (qui sait !). Je doute avoir vraiment tout compris… Mais comme il est fascinant d’observer le badaud spectateur autant que de suivre les acteurs grimaçants qui évoluent sur les planches et d’entendre les musiciens tirant de leurs instruments des airs lancinants, grinçants ou sirupeux. Le tout sur fond odorant de brochettes grillées et de soupes fumantes aromatisées aux herbes mystérieuses. Le spectacle est ici vivant !

Flâner autour des échoppes aux herbes et épices multicolores, légumes, fruits, végétaux luxuriants qui débordent des étalages entourant, comme au temps de notre moyen âge, les lieus où l’on se recueille et prie. Ici, la vie côtoie le spirituel et y est étroitement liée.

Entrer dans les temples et découvrir la simplicité dans laquelle bouddhistes, taoïstes, confucianistes et animistes insulaires se côtoient. Du chatoiement des religions locales aux multiples divinités, à la rigueur minérale du temple de Confucius, l’on est stupéfait devant ce foisonnement spirituel.

Dans l’enceinte du temple qui protège de la ville trépidante, rencontre d’une chanteuse d’airs taiwanais traditionnels qui me dédie son récital pendant que se déroulent les lents mouvements gracieux d’une dame digne et concentrée.

La spiritualité vivante contraste avec la rigidité de nos offices, et s’exprime jour et nuit, à travers des gestes simples, emprunts d’humilité, de grâce, de dévotion et de prières ferventes. Quel contraste saisissant avec nos églises musées. Ici encore, odeurs, sons, couleurs, saveurs, sollicitent nos sens en désordre dans un luxuriant apaisement : paradoxe ! On se sent nourri de partout : l’âme est sollicitée par les sens qui s’éveillent, se relâchent, acceptent et s’ouvrent à la spiritualité. Ici la dualité n’a pas corps !

Danshui, la ville portuaire sous la pluie battante, le grand port du nord de Taiwan. Imaginez toutes ces denrées exotiques qui viennent inonder le monde entier à des prix défiant toute concurrence. Et pourtant la Chine du continent menace car elle « casse les prix » de la belle Ile qui déjà produit le luxe ! Il faut entendre les commerçants locaux se moquer de la « camelote » du continent !

Enfin, harassé par la fatigue d’une longue journée au réveil matinal, voilà la découverte d’une boutique de thé aux mille tasses et théières. Mais laquelle choisir ? C’est cornélien ! Et tous ces thés aux arômes subtils que l’on vous fait goûter avec dextérité et élégance : lu cha, bao zhong, gao san, dong ding, ti kuan yin, puer, et autres appellations d’alishan, … du plus vert au plus fermenté l’art du thé est une histoire avec un début : le thé vert, mais sans fin…

On les aura dégusté parfois en se laissant entraîner dans un massage des pieds qui vous fait tout à coup suer toutes les eaux de votre corps ! Heureusement il y a l’éventail qui rafraîchit, le thé qui apaise et les sourires épanouis qui vous accompagnent avec bienveillance et malice quand le massage devient trop insistant ou même insupportable pour nos pauvres pieds d’occidentaux !

Wang Yen-Nien – Visite au Maître

George Lin et Manuel m’ont tous deux accompagné, tour à tour ou ensemble avec Cici, l’épouse de Manuel, lors de mes visites à Maître Wang. Ainsi, j’ai pu le rencontrer à trois reprises à « l’hôpital des vétérans » dans lequel il est soigné : dialyse tous les deux jours, observation et suivi de son état.

À notre première rencontre, il m’a gentiment grondé car je ne lui avais pas apporté de « pizza alsacienne » (la tarte flambée !) ni de gâteaux et de chocolat. La cuisine française reste l’un de ses souvenirs impérissables… ainsi que certains paysages de ses voyages en France et en Europe. Il m’a assuré que si je l’invitais, il viendrait volontiers !

Nos échanges étaient simples, chaleureux et familiers ponctués par de longs silences pendant lesquels nos mains continuaient à se parler intimement. Malgré un état de faiblesse important, ses propos se voulaient joyeux et légers comme pour soutenir la volonté farouche d’affronter la douleur physique et la gravité de son état par une dignité empreinte de sérénité et de douceur.

J’ai été impressionné par sa détermination, en Maître d’un art sublimé à son ultime réalité ; comme pour se jouer de la maladie grâce à la subtilité du tui shou de l’esprit et à la volonté inébranlable du guerrier.

J’ai été ému par son bonheur juvénile de solliciter le baiser léger d’une jeune femme présente à ma dernière visite et emporté précieusement avec moi son dernier conseil :

« n’oublie pas de rester toujours souple et léger (« song ») ».

Yangjia Michuan Taiji quan

J’ai souhaité rencontrer les acteurs principaux du Yangjia Michuan à Taipei.

Ainsi, je me suis rendu au daoguan où j’ai pu partager un soir de pratique, avec Julia Fairchild, la maîtresse des lieux et un groupe sérieux et attentif d’une petite dizaine de pratiquants. Forme guidée par le rythme de la cassette audio de Maître Wang et exercices d’applications commentés par Julia. Un moment agréable et convivial pendant lequel j’ai goûté à l’ambiance du lieu.

J’ai également passé un long moment à échanger avec Julia et Anne Dourday qui sont en charge de la responsabilité du Daoguan mais aussi d’une partie de la lourde tâche d’accompagnement de Maître Wang entre ses séjours à l’hôpital et son domicile.

A ma demande, Julia m’a fait part de son regard sur la situation associative locale. En résumé, trois associations sont concernées directement par le Yangjia Michuan :

La plus ancienne est l’« Association de Taiji quan de Taipei ». Créée par Maître Wang, c’est l’association historique de l’école de Maître Wang à Taipei. Celle que l’on voyait apparaître, il y a longtemps, dans nos relations avec lui. Elle est présidée actuellement par M. Li Chin Zhuan. Son rôle n’est pas prépondérant pour l’avenir. La seconde s’appelle « Association Nationale de Taiji quan de la famille Yang (Yang Family) » de Taiwan. Elle a été créée en 1996 par Maître Wang qui en a tenu la présidence pendant 2 mandats, c’est à dire 8 ans. Sa vocation est de regrouper et de représenter l’ensemble des associations taiwannaises pratiquant le Yangjia Michuan Taiji quan et les styles de la famille Yang.

Pourquoi cette association ne mentionne t’elle pas l’appellation « Yangjia Michuan Taiji quan » à sa création ? Parce-que, à cette époque, les autorités officielles de Taiwan n’ont pas voulu reconnaître la dénomination « Yangjia Michuan » dans le cadre d’un style spécifique de taiji quan de la famille Yang. Par contre « famille Yang » convenait. Aujourd’hui, c’est Lin Chin-Tai (George Lin) qui en assure le 3ème mandat de président, la règle associative Taiwanaise n’autorisant pas plus de 2 mandats successifs à la présidence d’une association.

La troisième porte le nom de « Association Nationale du Yangjia Michuan Taiji quan de Taiwan ». Créée fin 2005, présidée par Maître Wang Yen-Nien et vice présidé par Monsieur Yue et Julia Fairchild.

Pourquoi voit on apparaître l’appellation « Yangjia Michuan Taiji quan » ? Julia m’a répondu que cela a été rendu possible grâce au travail assidu et relationnel de M. Yue auprès des autorités Taiwanaises.

C’est aux côtés des anciens élèves Chinois de Maître Wang, introduit par George Lin (Lin Chin-Tai), que j’ai passé les moments les plus conviviaux. J’y ai ressenti la solidarité d’un collectif d’enseignants qui porte une tradition extrêmement vivante du Yangjia Michuan. Chacun est généralement enseignant auprès de son ou de ses propres groupes et élèves.

George Lin est l’un des plus anciens élèves de Maître Wang, il a étudié avec lui très jeune, a émigré 20 ans aux Etats Unis de par son métier puis est rentré à Taiwan. Proche de Maître Wang, il est l’un des meilleurs témoins de l’histoire du Yangjia Michuan (dont les fameuses rencontres avec Chen Man Qing). C’est un homme d’une grande finesse d’esprit, modeste et accueillant, appréciant l’humour et les bons mots. Sa pratique et son enseignement sont très détendus et de grande qualité. George m’a fait découvrir l’histoire du Yangjia Michuan depuis ses débuts tant à Taiwan qu’aux États Unis.

En tant que président de l’association nationale de la famille Yang de Taiwan, il m’a remis de nombreux documents dont la revue de l’association qui parait depuis le début de son existence et a exprimé la volonté de développer des relations fortes et concrètes avec l’amicale et le collège en Europe. Il m’a loué les qualités des enseignants taiwanais les plus talentueux de notre école.

En ce qui concerne la « vie locale », indépendamment des grandes manifestations annuelles, des anniversaires de Maître Wang et autres festivités rassemblant tous les pratiquants taiwanais du Yangjia Michuan ou de l’ensemble des écoles Yang, les enseignants de Taipei se retrouvent chaque semaine, les samedi et dimanche matin.

C’est à Yuan Shan, sur le lieu mythique du mémorial des martyrs, devant le Grand Hôtel, que j’ai vécu les moments les plus intenses. Le groupe y perpétue la tradition du matin lorsqu’elle était dirigée par Maître Wang et m’a ainsi renvoyé aux années d’or, lorsqu’il conduisait l’assemblée avec les « Shi- ro » de sa voix inimitable et forte.

Même si c’est encore sa voix transposée par une cassette qui donne le tempo, la pratique, dont le leader change à chaque forme, dégage une énergie forte et solidaire. Là aussi, comme au daoguan, la relation au Maître par le son de sa voix reste indispensable dans la pratique des exercices de base et de la forme. C’est en tous cas la marque d’une nostalgie profonde et d’un grand respect. Puis, les formes d’épée, de perche, d’éventail sont déroulées chacunes une seule fois. La séance se termine par le partage enjoué et convivial de pâtés à la vapeur, petits gâteaux, thés et autres boissons chaudes pendant que les questions sur les détails techniques se discutent, tasse à la main. C’est aussi là que les souvenirs des rencontres lointaines renaissent : « je me souviens de toi ! »…

Le rendez-vous du dimanche matin, présidé avec noblesse par George Lin, se déroule dans l’aula d’une université au centre de Taipei. L’on y retrouve cette fois des élèves tant chinois qu’occidentaux pour une séance de tui shou dirigée par un expert différent chaque semaine. L’ambiance est efficace mais aussi très détendue et comme de tradition, avant de se quitter, les discussions vont bon train pendant que circulent les paquets de cacahuètes salées et épicées.

Chacune de ces rencontres était, tradition oblige, l’occasion de multiples « photos de famille » ! J’ai pu y constater que les anciens élèves chinois sont extrèmement solidaires et portent avec beaucoup de respect et d’attention l’enseignement et la tradition de Maître Wang.

J’ai gardé de ce séjour une multitude d’impressions et de sensations à l’image du pays et de la situation locale fragmentée de notre école.

J’en reviens avec la conviction que l’avenir du Yangjia Michuan Taiji quan est à construire dans le respect de chacun et de chaque entité fédératrice.

S’il en est ainsi, du crépuscule d’un grand homme, héritier unique d’une tradition inestimable, naîtra l’aube de la multitude. Et le patrimoine transmis attentivement et méticuleusement par Maître Wang pourra fleurir sous ses plus beaux atours.

Je garde précieusement son dernier conseil :

« n’oublie pas de rester toujours souple et léger (« song ») »

(*) du massacre de 30.000 Taiwanais par Chiang Kai-shek

Christian Bernapel, Avril 2006.